La dominance… Presque devenu un blasphème dans le jargon des intervenants en comportement canin. En effet, plus on se rend compte des effets qu’ont les techniques qui découlent du concept de dominance, plus on se dit que ce ne sont pas les méthodes appropriées pour éduquer un chien. Les effets néfastes sont nombreux autant sur le court, le moyen et le long terme. Mais de quoi parlons-nous en réalité quand on parle de dominance? Existe-t-elle dans l’espèce canine? Si elle existe, pouvons-nous vraiment, nous les humains, l’appliquer sur les chiens? Et la réponse du chien à ces techniques est-elle vraiment ce qu’on peut appeler de la « soumission » ou est-ce plutôt de la peur? Est-ce que notre chien lorsqu’il ne nous obéit pas cherche vraiment à nous dominer? Voilà nombre de questions auxquelles nous répondrons dans cet article.
Qu’est-ce que la dominance?
Au terme strict de la langue française, le mot dominance veut dire : « Le fait d’avoir la suprématie, de dominer. »[1] Bon d’accord… Ça ne nous dit pas grand-chose, je vous l’accorde! Je vous accorde aussi que chez l’humain, c’est possible de retrouver une sorte de hiérarchie de dominance. Nous n’avons qu’à penser à l’organigramme d’une multinationale. Mais alors, le concept de dominance n’en serait-il pas un strictement humain? Et comme nous sommes en général très fort sur l’anthropomorphisme (c’est la tendance de l’humain à attribuer aux animaux des caractères propres à l’homme [2]), n’avons-nous tout simplement pas appliqué ce concept sur les animaux en nous basant sur le seul principe que ce ne sont pas des êtres pensants? Nous ne sommes pas loin alors du principe de l’esclavagisme![3]
Comme les chiens sont des animaux sociaux, et qu’ils vivent en groupe, ils n’ont d’autre choix que de s’organiser, de communiquer, etc. Référez-vous à ce sujet à notre article sur les signaux d’apaisement. Pour ce qui est de l’organisation du groupe, Edward O. Price, professeur au département des Sciences animales à l’université de la Californie, décrit le phénomène de « dominance » de la façon suivante :
« Dominance is an attribute of a relationship between two or more individuals and is achieved and maintained by agonistic behaviors. » (Traduction libre : La dominance est un attribut d’une relation entre deux individus ou plus et est atteinte et maintenue par les comportements agonistiques).
Et selon lui, la « dominance » est exprimée par l’habileté d’un animal à en déplacer un autre (dans l’espace) dans des interactions compétitives et spontanées. Et toujours selon Price, la « dominance » peut impliquer le déplacement d’un autre animal d’une région géographique fixe (voir ici « territoire »), d’objets non fixes ou d’un congénère (nourriture, bébés, compagnon d’accouplement, etc.).[4]Vous remarquez ici que je garde le terme de « dominance » entre guillemets, car c’est le terme qu’utilise Price. Toutefois, si l’on prend le temps de décortiquer ses dires, on remarque qu’il s’agit d’habiletés. Il ne s’agit donc pas de tempérament, mais plutôt de comportements. Et ces comportements sont toujours associés à des ressources :
- territoriales,
- alimentaires,
- sociales.
Il y a donc une relation de respect qui s’installera entre deux individus en lien avec la motivation à obtenir une ressource en jeu. Un peu comme entre deux joueurs de hockey qui veulent la même rondelle, le plus habile des deux obtiendra la ressource, l’autre respectera ce fait, jusqu’à ce que ses habiletés lui permettent de remettre son bâton sur ladite rondelle, et ainsi de suite. Chez le chien, cette relation de respect s’instaurera à l’aide des comportements agonistiques. Je vous entends déjà me dire agoni… quoi? Agonistique! Les éthologues décrivent les comportements agonistiques comme étant un ensemble de manifestations en lien avec les rivalités interindividuelles. Elles incluent les comportements de menaces, de défense et d’attaque, certes, mais aussi la fuite! Les comportements agonistiques servent à régler les tensions dans un groupe social. Les manifestations ou les postures que l’on peut observer chez les chiens dans de telles situations sont assez faciles à reconnaître. Elles regroupent notamment :
- les aboiements (attention à la tonalité et la fréquence! Un chien enjoué et un chien dans une émotion négative n’auront pas la même tonalité et fréquence d’aboiement),
- la piloérection (attention aux endroits où le poil est hérissé! Il est éveillé/incertain si le poil est hérissé uniquement au niveau de la croupe [des fesses] et il a peur si le poil est hérissé au niveau de la croupe ET des épaules)[5],
- le retroussement des babines afin de montrer les dents (attention ici de remarquer si ce sont toutes les dents qui sont montrées!),
- Seules les incisives et les canines sont apparentes :
- Le chien s’affirme,
- Il menace de façon confiante,
- Il montre qu’il est confiant,
- Ou il fait une agression offensive;
- Toutes les dents sont apparentes ainsi que l’intérieur de la gorge :
- Il fait une agression défensive,
- Il a peur,
- Il émet un signal pour augmenter la distance avec ce qui le dérange.
- Seules les incisives et les canines sont apparentes :
- la queue entre les pattes,
- et même la mise sur le dos!
Donc agonistique ne rime pas avec agression! [6] Cela rime plus avec déférence, respect entre les individus. Comme une relation entre deux associés dans une compagnie, plutôt que la relation du dictateur avec ses subordonnés.
Ainsi, lorsque l’on parle de mâle Alpha, de mâle ou de femelle dominante, on se trouve à être un peu « dans les patates », en bon français! Les chiens ont plutôt une structure sociale fluide, à l’intérieur de laquelle les interactions journalières sont largement basées sur des comportements de déférence, spécialement quand les chiens se connaissent bien, et sur des comportements dont l’utilité est d’obtenir de l’information sur les risques d’une situation, quand les chiens ne se connaissent pas. Les relations de déférence ne sont pas structurées en hiérarchie linéaire, du plus fort au plus faible. Elles sont complexes et dépendent du contexte, de la ressource et de la motivation des animaux.[7] En conséquence, tout concept, toute théorie impliquant le terme de « dominance » relèvent d’une époque révolue. En effet, le terme de dominance est apparu en sciences comportementales dans les années 1940… donc il y a près de 80 ans! À cette époque, la domination mondiale, le rôle des femmes et des habitants des colonies, ainsi que les conflits raciaux suscitaient de plus en plus de questionnements et d’inquiétude. Beaucoup de choses ont été (et sont encore) perdues dans la psychologie populaire et les traductions culturelles. Il est donc essentiel de reconnaître que la majeure partie de la terminologie d’entraînement provient d’« experts » autoproclamés qui ne s’appuyait sur aucune science à l’époque. Dans la littérature scientifique, le mot « dominance » n’a en fait jamais été utilisé de la manière dont on l’entend en entraînement canin, avec ses connotations patriarcales et souvent misogynes.[8]
Et qu’en est-il de la soumission?
On ne peut faire un article sur la dominance, sans parler de la soumission! Encore une fois au sens strict de la langue française, soumission veut dire : « docilité, obéissance. » [9] Et encore une fois, ça ne nous dit pas grand-chose, mis à part que l’on peut en déduire qu’il s’agit de comportements. Notre fameuse tendance à l’anthropomorphisme nous a conduits à donner le qualificatif de comportements de soumission à certaines manifestations comme :
- se coucher sur le dos,
- uriner,
- se placer en posture basse,
- la queue entre les pattes,
- etc.
Malheureusement, les méthodes d’éducation traditionnelles, ainsi que les concepts qui y sont véhiculés, nous font passer à côté d’un élément fondamental. Un chien qui présente ces comportements face à nous est extrêmement inquiet et cherche des informations afin de savoir quelles réponses comportementales sont préférables. Si le chien présente ces agissements devant un autre chien, ce sont des comportements agonistiques, ils n’expriment guère la « soumission ». [10] Les chiens sont en constante recherche d’informations précises, car ces dernières précisent et minimisent les risques et permettent d’augmenter la prévisibilité des événements. Les capacités relatives des individus à fournir et à répondre à cesdites informations, dans tout contexte donné, structurent les relations sociales. Quant à elles, les étiquettes de « dominance » et de « soumission » ne structurent en rien les relations sociales entre les individus et peuvent faire énormément de dégâts. Comprendre la complexité des signaux sociaux et de la cognition sociale peut nous aider à fournir un environnement bienveillant et mutuellement bénéfique pour les chiens, qui implique une considération centrée SUR le chien, et où nous nourrissons une relation de partenariat collaboratif avec les chiens qui partagent notre vie.[11]
Si nous nous sommes persuadés que toute structure sociale est créée et maintenue par la force, nous n’avons aucune autre option que d’utiliser des techniques comportementales coercitives. Ces techniques sont dépassées, inutiles et dangereuses; elles rendent les chiens – et les humains – craintifs, anxieux et souvent plus agressifs. Malheureusement, les approches basées sur la dominance, la discipline, la contrainte et la peur ont affecté tous les aspects de nos interactions avec les chiens, de l’éducation de base (pourquoi enseigner au chien à marcher « au pied »?) au traitement de chiens troublés. Nous DEVONS abandonner ces étiquettes et ces approches parfois cruelles et sans fondement scientifique, pour aller vers une approche bienveillante, basée sur la science, centrée sur le chien et sa nature fondamentale, et tenter de comprendre les situations à travers son oeil. Nous pouvons dépasser le stade de la dominance et de la discipline et considérer les chiens comme des partenaires cognitifs.[12]
Vidéos
Sources
[1] De Villers, Marie-Éva et al. Multidictionnaire de la langue française, Québec Amérique, 2009, p. 551.[2] Florent, Jacques et al. Le Petit Larousse Illustré 2011, Éditions Larousse, 2010, p. 50.[3] Dehasse, Joël. Tout sur la psychologie du chien, Odile Jacob, 2009, p. 396.[4] O. Price, Edward. Principles and Applications of Domestic Animal Behavior, CAB International, 2008, p. 202.[5] Overall, Karen. Manual of Clinical Behavioral Medecine for Dogs and Cats, Elsevier, 2013, p. 133-135[6] Immelmann, Klaus, Dictionnaire de l’éthologie, Éditions Mardaga, 1990, p. 58.
[7] Ibid, Overall, p. 130.
8 Overall, Karen. La Médecine Comportementale : Bases et Malentendus? Les comportements sociaux : La terminologie nous met-elle en difficulté? Notes de séminaire par Elizabeth Boutet, Paris, Septembre 2017.[9] Ibid, De Villers et al., p. 1507.[10] Ibid, Overall, p. 296.
[11] Ibid, Note de Séminaire de Karen Overall par Elizabeth Boutet.[12] Idem, Note de Séminaire de Karen Overall par Elizabeth Boutet.